Plumiere

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Le Roi et le Général

Ce texte est tellement d'actualité que je ne peux m'empêcher de vous le partage à nouveau !

 

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Publié en 2015 juste après le décès de son auteur Giorgio Faletti, le roman intitulé « La Piuma » (La Plume) n'a jamais été traduit en français. Entre conte de fées, fable intemporelle et roman initiatique, l'histoire est celle d'une plume qui vole de lieu en lieu, saisissant sur le vif des scènes et situations universelles avec des personnages emblématiques. Mais prisonniers de leur univers, les différents personnages ne s'aperçoivent jamais de la présence de la plume qui finit par s'en aller vers d'autres cieux. Jusqu'au moment où...

 

 

 

Mon petit cadeau du jour, c'est la traduction française inédite de l'un des chapitres de ce livre qui met en scène un roi et son général dans une situation d'actualité.

 

 

Le Roi et le Général

 

Poussée par la sagesse de ce vent, la plume se posa sur le rebord en marbre du plus grand balcon d’un palais si majestueux que ses tours de pierre semblaient en mesure de toucher le ciel.

Le souffle d’air se fit léger comme un murmure et la poussa à l’intérieur de la pièce. La plume entra en décrivant des volutes aériennes et se fit le reflet du feu qui brûlait dans la cheminée.

Elle était blanche comme la neige, au point qu’elle semblait faite de neige, lorsque le soleil la touchait et que le halo de lumière était si puissant que même les loups étaient contraints de plisser les paupières pour ne pas être aveuglés.

La pièce était immense, dotée de plafonds très hauts et finement décorés, pourvue d’ors et de brocarts et de tableaux de maîtres immortels sur les murs. Même la flamme des chandelles qui l’illuminaient semblait plus lumineuse et brillante que partout ailleurs, parce que cette pièce était celle du Roi. Et entre ces murs qui racontaient la richesse, les soies et les pierres précieuses, deux hommes étaient penchés au-dessus d’une grande carte géographique posée sur une longue table de bois précieux.

L’un était le Roi, somptueusement vêtu, ses yeux envoyaient des éclairs au-dessus d’une barbe austère. Il était si imposant dans sa fierté qu’il semblait être le patron de l’univers alors qu’il n’était le Roi que de la Moitié du Monde. Et pour cette raison justement, il livrait depuis des années une guerre au Roi de l’autre moitié pour décider qui devrait devenir Roi du Monde Entier.

L’autre homme présent dans la pièce était le Général.

Avec déférence, le soldat exposait à son souverain le déroulement des hostilités, déplaçant avec les doigts des petits soldats de plomb posés sur la carte.

« Voyez, Sire, les troupes de l’ennemi s’approchent de la ligne du fleuve, ici et ici. »

Le Général déplaça une série de petits soldats rouges, qui symbolisaient les troupes adverses, et les disposa le long du trait symbolisant le vaste fleuve qui indiquait au nord les frontières du royaume.

« Nous pourrions disposer une partie de nos troupes de cette façon… »

Le Général plaça de petits soldats noirs, qui représentaient leurs troupes, pour empêcher l’avancée des soldats rouges.

« Pour engager la bataille avec l’ennemi. »

Le Roi leva un sourcil, perplexe.

« Mais ainsi, nos soldats seraient mis en déroute. »

« Certainement, Sire.

Mais la jubilation d’avoir remporté la bataille pousserait ces hordes barbares à pénétrer dans notre royaume afin de poursuivre les troupes en fuite. »

C’est à cet instant précis que la plume descendit du plafond où elle était restée suspendue jusqu’alors, un peu comme si elle attendait la suite de ce conseil de guerre. Elle se posa, légère, sur l’épaule du Général, sur l’uniforme immaculé où il n’y avait aucune trace ni de son sang, ni non plus de celui des soldats qu’il avait conduits à la mort au combat, car il ne s’était jamais suffisamment approché du champ de bataille au point de se souiller.

L’épée qu’il portait à la ceinture était seulement un ornement, tout comme les médailles qui scintillaient sur sa poitrine. Son unique arme avait toujours été une simple longue-vue, avec laquelle il pouvait voir de loin le destin d’un combat qui pour lui signifiait la défaite ou la victoire, mais pour ses soldats la lumière du jour suivant ou bien une croix de bois placée dans la terre nue.

Là, dans cette pièce à la flamme incertaine et dansante des torches, il ne savait pas – ou ne voulait pas savoir que cet uniforme ne lui appartenait pas davantage que ne lui appartenait la vie de tous ces hommes auxquels il avait demandé un voyage vers la gloire sans donner en échange de retour à la maison.

D’un geste ennuyé, le Général enleva la plume et la poussa à se poser, curieuse, sur le bord de la table, tandis qu’il déplaçait en jubilant de petits soldats noirs à la poursuite de soldats rouges sur la carte.

« De cette façon, avec le gros de nos troupes, nous couperons leur retraite, nous les prendrons en étau et nous les détruirons. »

Pensif, le Roi leva la main, se caressa la barbe.

« Les pertes seront extrêmement élevées. »

Le Général répondit au Roi de la Moitié du Monde d’une voix indifférente, comme s’il parlait des petits soldats de plomb sur le papier et non d’hommes en chair et en os.

« Ce ne sont que de simples soldats.

Leur perte n’est rien en comparaison de ce que nous aurons en échange. »

« Nous aurons la victoire ! », conclut à sa place le Roi.

Ses yeux étincelèrent de convoitise, bien plus que les braises qui brûlaient encore dans les cendres de la cheminée, bien plus que les pierres précieuses qui brillaient sur sa couronne, et bien plus que les larmes de mille épouses.

« Nous aurons la victoire ! »

Le Général retint son souffle et confirma d’un signe de la tête, avec la même lumière avide dans le regard, ce qui venait d’être dit.

Lorsqu’ils auraient conquis le Monde Entier, le Roi le posséderait, mais le Général le commanderait.

Ils se tournèrent pour déplacer leur regard et leur attention sur la carte.

L’air chaud qui provenait de la cheminée poussa avec délicatesse la plume et la fit glisser au milieu de la table, où elle vint se détacher, blanche, sur la carte géographique, parmi ces petits soldats de plomb rouges et noirs. Le Roi aurait pu signer la paix avec cette plume, mais il était trop occupé avec sa guerre pour s’en apercevoir.

D’un geste distrait de la main, il remua l’air et la fit s’éloigner en voletant.

C’est ainsi que la plume abandonna la pièce où se trouvaient le Roi de la Moitié du Monde, son Général et leur stupide guerre, et sortit par la fenêtre, s’en retourna devenir un point blanc dans le bleu du ciel, à la merci de ce vent sans patrie qui l’attendait dehors.

 

 

Château des Sforza, Milan

 



23/04/2022
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